Brutus

Il s’appelait Bruthiaux, nous l’appelions Brutus.
Brutus faisait les cent pas dans l'étroite allée qui séparait les deux rangées d'écritoires faisant office de bureaux dans notre salle de classe. Il marchait comme un gorille dont il avait la morphologie et la couleur, toujours revêtu de son éternelle blouse anthracite que nous constellions de tâches d'encre dès qu'il avait le dos tourné, en nous servant de nos stylos comme de fléchettes.
Il ponctuait chacune de ses phrases de grognements borborygmiques incompréhensibles, ce qui n’étonnait personne de la part de ce primate  dont l'essentiel de la capillarité broussailleuse surplombait de profondes arcades sourcilières ou émergeait de ses oreilles.
Depuis trente ans qu'il exerçait dans ce collège, il n’avait cessé  d’ânonner inlassablement "rosa, la rose", pour planter cette fleur latine dans nos cervelles réfractaires.
Ce jour là, il était question de Sim. Je ne vous parle pas de l’acteur humoriste Simon Berryer, alias Sim, décédé en 2009, mais de la conjugaison du verbe être au subjonctif. L'heure n'était pas à la rigolade. Sim, que je sois,  sis, que tu sois, sit, qu’il soit. Rosa, la rose, sim, que je sois, ne pas confondre.
De Gouve de Nungues, une fois de plus, n'avait pas appris sa leçon, et ne connaissait pas le subjonctif du verbe être en latin. Moi, non plus, mais pour l'heure, c'était lui qui se faisait attaquer sa diligence. C'est très grave, n'est ce pas ? de ne pas connaître le subjonctif du verbe être en latin. Vous, par exemple, (je vous prends au hasard, puisque je n'ai que vous sous la main) je suis sûr que vous n'en revenez pas ! Et peut-être, n'avez vous pas deux particules à votre nom ? Pour un Noble, c'est encore plus grave, bien sûr... Moi, je me contentais d'assister à son désastre, cherchant à me faire oublier, recroquevillé derrière les larges épaules de mon voisin d’en face. Tant d'ignorance excédait l'orang-outang qui tournait en rond de plus en plus vite en se frappant le front de ses poings velus.
N'y tenant plus, il prit sa longue règle graduée, avec laquelle il prolongeait habituellement son doigt jusqu'à des endroits insoupçonnés du tableau noir, et frappa rageusement l'écritoire en face de lui pour scander les  trois mots qu'il hurlait à la face de cet imbécile de de Gouves de Nungues, terrorisé, qui se protégeait tant bien que mal des embruns qui accompagnaient chaque vague de cette conjugaison déferlante: SIM, SIS, SIT; SIM,SIS, SIT; SIM,SIS,SIT !
C'est alors, mesdames et messieurs, que cette scandaleuse scansion fit sensation. La baguette heurtant le stylo de De Gouves de Nungues posé sur l'écritoire, lui fit décrire un triple saut très périlleux qui s'acheva dans un endroit inaccessible sous l'estrade du professeur. Les faits sont garantis. Nous eussions tous pouffé de rire si l’homme n’avait été plus déchainé que Ranko sur l’île Noire.
Sauf déménagement ou réfection totale de cette salle, l'objet s'y trouve encore, mais l’hypothèse est peu probable, compte tenu de l’ancienneté des faits.