Elle n’avait pas compris ce qui lui arrivait. Secouée, serrée parmi des centaines de ses semblables, dans une obscurité angoissante, elle sentait bien qu’il se préparait quelque chose qui déterminerait sans aucun doute toute son existence future. Et puis, tout d’un coup, la lumière, violente, et un choc qui l’avait étourdie. Elle s’était sentie emportée par un objet qu’elle n’avait su définir, chaud, rugueux, mais tendre en même temps, précis dans son mouvement, puis elle avait eu la sensation de voler un bref instant, illuminée par le soleil, avant de tomber violemment sur une surface molle et sombre. Ensuite elle était restée hébétée, immobile, au milieu de ses consoeurs effarées.
Le silence le plus complet régnait. Le soleil commençait à taper durement et elle sentait avec plaisir la chaleur qui la pénétrait. Cela la réconfortait quelque peu. Puis, rapidement, elle se mit à éprouver la soif. Une soif qui se faisait de plus en plus pressante.
Il se passa ainsi un long temps. La chaleur et la soif devenaient insupportables. Tout à coup, il y eut un bruit épouvantable. Un objet aux dents métalliques, lourd et brutal, nivelant la surface sur laquelle elle se trouvait posée, passa au-dessus d’elle, la recouvrant tout entière, la jetant durement dans l’obscurité humide et le froid.
Lorsque la première sensation de choc se fut estompée, elle tenta de récapituler ce qui lui était arrivé. Elle essaya de se remémorer les moments de sa courte vie qui avaient précédé cet enfouissement. Jusqu’alors elle avait vécu au sein d’un immense groupe avec ses semblables dans une nonchalance totale. On l’avait nourrie, chauffée, abreuvée, sans qu’elle eût la moindre responsabilité dans sa croissance. Puis on l’avait enfermé dans un récipient d’une matière souple qui laissait passer la lumière, on l’avait transportée avec toutes ses congénères sans grand ménagement dans un véhicule bruyant, puis jetée dans un lieu sombre et frais où elles étaient restées écrasées les unes sur les autres. Cela avait duré assez longtemps, jusqu’à ces dernières heures où tout avait changé.
Heureusement, il ne faisait pas trop froid, et quelque temps après, une ondée salvatrice vint l’abreuver. Elle essaya de se rassurer en se disant qu’apparemment on voulait qu’elle et ses sœurs continuent de vivre.
Le temps passa. Elle devinait, plus qu’elle ne voyait réellement, l’alternance du jour et de la nuit. Elle se rendait compte que la durée de la lumière diminuait. Progressivement le froid se fit plus vif, mais elle s’en accommodait bien. Elle avait fini par s’y habituer. Le confinement, l’obscurité faisaient maintenant partie de son univers. Elle était protégée comme dans un cocon par la matière souple et humide qui l’entourait. Parfois de gros animaux un peu gluants passaient, creusant des galeries autour d’elle. D’autres s’infiltraient dans son espace, dévorant certaines de ses congénères, mais elle leur échappa.
Elle ne s’ennuyait pas, car elle sentait en elle une infinité d’énergie et de possibles encore en gestation. Elle sentait sa peau qui fourmillait de vibrations et de désir d’expansion. La nourriture ne manquait pas. L’eau bénéfique de même. Elle se sustentait en tirant de son entourage tout ce qui lui était nécessaire. Peu à peu elle grossit au point qu’elle en venait à toucher une de ses sœurs qui elle aussi avait crû si bien que l’espace entre elles était désormais infime. Puis elle se rendit compte que toutes ses compagnes et elle-même formaient une famille uniforme, une sorte de troupe qui se préparait pour le même but. L’espace devenait trop étroit. Il était temps que l’éclosion que chacune sentait chaque jour plus proche, désirée et crainte à la fois, se produise.
La matière grasse qui l’entourait se réchauffait. Parfois elle entendait de terribles bruits et de grosses quantités d’eau venaient l’inonder, parfois la sécheresse durcissait tout l’espace autour d’elle. Mais toujours son corps grossissait, montait vers le haut. Et ses congénères faisaient de même. C’était un élan irréfrénable vers la faible lumière qu’elles apercevaient au-dessus d’elles. Elles montaient lentement, chaque jour vers un avenir qui était inscrit dans leurs gènes, dans les espoirs que portaient leurs corps en croissance irrésistible.
La lumière fut de plus en plus proche. Seule une petite couche de matière les séparait de l’éblouissement qu’elles attendaient depuis si longtemps. Le confinement dans le noir et le froid touchait à sa fin.
Et un matin ce fut l’explosion de joie, l’éclosion tant espérée. Et les sons qu’elles ne connaissaient pas et ne savaient nommer, les oiseaux qui chantent leur bonheur, le bruissement des insectes, et les odeurs, celles de la terre au lever du jour et celles de l’air frais de l’aube.
Un soleil de printemps éclairait le champ de moisson. L’homme regarda satisfait les petites pousses vertes qui dépassaient à peine des rangs bien tracés. Il s’essuya le front. Il avait chaud dans son corps et dans son cœur. Ces minuscules pointes qui marquaient à peine la surface de la terre étaient la récompense vivante de son travail. Il ôta sa casquette, resta immobile, et dit merci à la nature, merci à la pluie, merci au soleil, merci aux petites graines qui avaient vécu la réclusion de tout un hiver pour que les hommes puissent se régaler d’un pain frais sortant du four.
© Patricius G.