Cette année de nouveau, Sidonie n’avait pu résister à la montée de sève du printemps. Il fallait qu’elle tombe amoureuse, même s’il ne s’agissait que de s’amouracher d’un illustre inconnu, croisé ici ou là…
Elle commençait à s’épuiser en vaines recherches lorsqu’elle tomba par hasard dans une jardinerie qu’elle fréquentait depuis longtemps, sur un magnifique poisson rouge, frétillant avec une énergie farouche au milieu de son bocal.
- Il vous intéresse ?
Un vendeur s’était approché, en partie camouflé par un long tablier vert à poche centrale, qu’on imaginait rempli de feuilles sèches, de sécateur en sommeil, de liens et tuteurs divers destinés à soutenir les tiges fragiles.
Un bref instant seulement, Sidonie se demanda sur qui elle allait jeter son dévolu. L’impétuosité du poisson l’emporta.
- C’est Red bull, vous le voulez ?
Évidemment le prénom ne coulait pas de source, mais elle se garda bien de demander la moindre explication. Dubitative, elle saisit le sachet de nourriture en jetant un regard méfiant à son interlocuteur.
Red bull, Red bull, c’est pas un truc pour ado excité, ça ? C’est peut-être pour ça qu’il est si rouge, le poisson ?
Après un covoiturage pour le moins délicat, Red bull trouva une place idéale sur l’étagère de la cuisine, à côté de l’orchidée blanche, sans bien sûr lui demander son avis. Les gesticulations intempestives du petit poisson étaient de nature à troubler le calme olympien de la fleur qui le regardait du haut de ses corolles immaculées. Insidieusement le trouble s’installa.
Sidonie passait le plus clair de son temps à combler son nouvel amour de mots tendres, susurrés dans un murmure attendrissant. L’orchidée, elle, rosissait de jalousie, n’attirant plus que des regards distraits. Plusieurs fois par jour, le bracelet teintait au-dessus du bocal de Red lorsque Sidonie agitait le poignet pour distribuer la nourriture.
Comment supporter une telle désaffection ? Rongée de l’intérieur, froissée dans son feuillage, l’orchidée perdit le sommeil. Sa douleur se mua en effluves nocives qui peu à peu paralysèrent la vigueur du poisson.
Comme chacun sait, l’amour rend aveugle. Sidonie saura-t-elle réagir à temps ?
Dans sa nouvelle léthargie, Red se mit à méditer sur son sort de captif. Que faisait-il dans ce bocal soumis à deux nourritures antagonistes. L’une le poussait vers la vie, accompagnée de caresses vocales, l’autre l’anesthésiait, le guidant doucement vers la mort.
Sidonie a mis du temps à s’inquiéter, mesurant progressivement le tragique de la situation. Un matin, l’œil morne du poisson l’a fixée plus longuement qu’à l’accoutumée. Elle s’est emparée du bocal pour le porter au bord du fleuve. Les adieux furent brefs accompagnés de précieux conseils : nage, nage autant que tu peux. Quand tu atteindras l’estuaire, rejoins un banc de congénères. Ils sauront te guider vers les eaux profondes et la vraie liberté.