Le procès

Ils l’avaient arrêté à l’aube, et immédiatement transféré au tribunal. Et à présent il attendait son procès, debout, près de son avocat, Maître Durant-Moletti, qui lui assurait qu’il ne devait pas s’inquiéter et qu’il serait acquitté sans le moindre doute. 
-Mais je ne sais pas de quoi je suis accusé, avait-il fait remarquer !
-Moi non plus !
-Et vous allez me défendre ? 
-Vous pouvez me faire confiance, Durant-Moletti, ne perd jamais ! 
-De toute façon, je suis innocent !
-Qui peut se vanter d’être parfaitement innocent ? 
Il encaissa la remarque de son défenseur et observa la salle d’audience. 
Son cas devait être suffisamment grave,  s’il en croyait la foule qui se pressait sur les sièges. Et les journalistes des principaux quotidiens du pays qui occupaient les places réservées. 
Dans le public il crut reconnaître des visages qu’il n’avait pas vus depuis des années. D’anciens camarades de classe, d’ex petites amies, des parents disparus depuis longtemps. C’était assez étrange, mais il n’eut guère loisir de s’interroger sur leur présence. 
La présidente du tribunal entrait solennellement avec le jury. 
-Aïe, Gervaise Rougon-Macquart ! s’exclama Durant-Moletti. 
-Une descendante ?
-Une peau de vache, surtout. Elle n’aime pas les hommes, enfin les hommes que je défends.
-Pourquoi ?
-Une vieille histoire entre nous... Et l’avocat général est Torquemada ! La totale !
-Torquemada, un descendant ? 
-Une peau de vache surtout. Un Espagnol qui n’aime pas les Italiens.
-Je ne suis pas italien.
-Moi, si !
-Durant, ce n’est pas très italien !
-Et Moletti, hein ?
L’avocat ne semblait donc plus aussi sûr de sa victoire,  ce qui ne manquait pas d’inquiéter l’accusé.
Le silence se fit.
On commença avec les formalités d’usage.
Il dut décliner son identité. Il remarqua que, lorsqu’il donna sa date de naissance, les jurés cochèrent une case sur le document qu’ils avaient devant eux.
Il vit aussi que son défenseur esquissait une grimace.
Puis, très vite, l’avocat général commença  son réquisitoire. Maître Durant-Moletti  susurra à son client qu’il s’agissait d’une procédure spéciale accélérée : la masse des prévenus était telle qu’il était impossible de suivre l’ordonnancement normal des procès.
Les paroles de l’avocat général résonnaient durement dans la salle.
« L’homme que vous avez devant vous, cet homme à l’air franc et sympathique, dissimule sous ses airs de doux grand-père une âme noire et perverse dont je vais vous donner sans tarder quelques exemples. Ainsi, le jour de sa naissance, et même un peu avant, il procura à sa mère des douleurs insupportables, qui durèrent plusieurs heures jusqu’à ce qu’il daignât venir au monde... 
Durant-Moletti interrompit l’orateur. 
-C’est ainsi que naissent les humains, monsieur l’avocat général, cela fait des milliers d’années qu’il en va de cette manière, c’est le cas de toute l’humanité, vous-mêmes, monsieur l’avocat général ou madame la présidente...
-Ne m’interpellez pas pendant l’audience, coupa fermement la présidente. 
Quant à l’accusateur il s’écria :
-Voilà bien les méthodes de maître Durant-Moletti, l’amalgame ! Non, monsieur l’avocat, votre client n’est pas toute l’humanité ! Et le pire, que je vous révèle à l’instant, mesdames et messieurs les jurés, c’est que votre client n’a jamais demandé à sa mère pardon des souffrances infligées ! 
Une vague d’indignation murmurée parcourut l’assemblée.
-Maintenant, ne vous en déplaise, cher collègue, j’en viendrai aux premières années de l’accusé : enfant agité, qui ne tenait pas en place, toujours à grimper aux  arbres, se suspendant aux branches les plus hautes, inconscient du danger, il était une cause permanente de soucis pour ses parents ! Et je ne parle pas des pantalons déchirés, des pulls troués, on disait des chandails à l’époque,  que sa pratique assidue et acharnée du football rendait impossibles à raccommoder, au grand désespoir de sa mère et de ses grands-mères ! 
-Je ferai remarquer que mon client n’a jamais été victime d’accident grave, et que ses parents n’ont jamais été contraints de le conduire à l’hôpital !
-Veuillez ne pas interrompre le réquisitoire pour dire des futilités sans intérêt, s’il vous plaît, maître !
-Oui, madame la présidente, mais je tenais à ce que cela fût noté dans le compte rendu. 
-Poursuivez, monsieur l’avocat général.
-Au cours de ses études,  élève brillant et doué... 
- Votre réquisitoire n’est donc pas totalement à charge, je m’en réjouis.
-Maître, veuillez laisser parler monsieur l’avocat général !
- Malgré ses capacités évidentes, il ne se satisfaisait pourtant pas de la discipline  qui est à la base d’une scolarité réussie. Je ne mentionnerai pas un événement arrivé à l’école primaire où il s’était permis de dénoncer les méthodes quelque peu sévères d’une institutrice unanimement respectée...(Voir : souvenir d’école : entre nous, mars 2016)
Il crut apercevoir dans la foule le visage outrageusement fardé de cette femme qu’il avait haïe durant sa scolarité pour sa brutalité et ses châtiments excessifs. Mais l’avocat général poursuivait. 
-Je ne citerai que deux exemples : avec quelques-uns de ses camarades, aussi indociles que lui, il s’amusait à creuser avec la pointe d’un compas le plancher de la salle de dessin, assez profondément pour y faire couler de l’eau destinée à arroser les élèves, voire le professeur, de la classe située en dessous !
Il entendit quelques rires provenant du public et aperçut dans les yeux de certains des membres de l’assemblée comme un éclair de complicité encore vivant si longtemps après les faits.
-Je rappellerai aussi que, encore une fois avec certains de  ses camarades aussi dévoyés que lui, il quittait subrepticement le cours de musique, n’hésitant pas à passer par la fenêtre de la salle, heureusement située au rez-de-chaussée...
-Ce sont des gamineries, monsieur l’avocat général, et il n’était pas seul à les commettre !
-Je lis, sans m’étonner,  une inexcusable  immoralité et une indulgence irresponsable dans vos propos, maître, et bien sûr, selon votre procédé, vous tentez de diluer la culpabilité de votre client en  accusant d’innocents camarades de l’avoir incité à ces comportements indignes ! 
-Innocents camarades, comme vous y allez ! 
Il lui sembla que deux ou trois mains se levaient dans l’assemblée pour le saluer, celles sans doute de ces fameux « innocents camarades » !
-Veuillez laisser poursuivre monsieur l’avocat général !
-Je ne m’étendrai pas sur les années universitaires du prévenu qui passa plus de temps dans les bistros qu’à la bibliothèque, de même  je n’aborderai pas la vie privée de l’accusé...
-Vous, monsieur l’avocat général, vous vous abstiendrez de donner des détails sur la vie intime de l’accusé ? Vous me surprenez, il me semble que vous êtes friand d’anecdotes qui...
-J’ai là tout un dossier, si vous insistez je pourrais...
-Mais vous ne le ferez pas, n’est-ce pas, monsieur l’avocat général ! Reprenez, s’il vous plaît !
-Eh bien,  j’en arrive  directement à la vie professionnelle du prévenu, à toutes ses années d’enseignement. Pendant près de quarante ans l’accusé, perverti par des idées inculquées par quelques pédagogistes malsains, secondé dans son établissement  par un principal et un sous-directeur dévoyés, qui prétendaient que l’élève devait être au centre du système scolaire, inculqua à des jeunes  innocents des idées fallacieuses : il leur parlait d’autonomie, de développement personnel, principes viciés qui vont à l’encontre de tout bon système éducatif dont l’objectif est assurément de faire des sujets dociles et bien calibrés ! Mais j’en arrive au pire ! Dès qu’il fut enfin, grâce à dieu, hors du système scolaire, cessant de pervertir une jeunesse déjà viciée par les fausses valeurs de notre société, jouissant comme nombre de fonctionnaires d’une pension de retraite confortable après une carrière sans risque et peu épuisante, il s’inscrivit à un atelier d’écriture et se mit à rédiger et publier des pièces de théâtre déprimantes et des nouvelles affligeantes. Et maintenant, depuis que, pour le bien de tous, les citoyens sont confinés chez eux, il assomme de textes absurdes, de poésies et de chansons stupides, de réflexions oiseuses et farfelues, les pauvres membres de cet atelier nommé Zentre nous, qui n’en peuvent mais. C’est pourquoi, au nom de toutes ses victimes, au nom des Zentre nous en particulier,  il mérite un  châtiment exemplaire, et je n’hésiterai pas, madame la présidente, à demander la peine maximale pour tous les crimes commis par cet individu sans foi ni loi !
-Merci, monsieur l’avocat général. Accusé, voulez-vous ajouter quelque chose ?
-Juste un mot, madame la présidente. 
-Vous pouvez parler.
-Monsieur l’avocat général a dressé un tableau plutôt exact...
Durant–Moletti lui donna une brutale bourrade dans le flanc.
-Ne dites pas ça, vous mettez à terre toute ma stratégie défensive ! Si les accusés approuvent l’accusation, comment s’en sortir ! Je ne garantis plus rien quant à l’issue de ce procès !
-Excusez-moi, madame la présidente, je disais, un tableau juste, noircissant parfois un peu les  traits. Mais je voudrais seulement ajouter que, dans ma vie,  j’espère avoir fait un peu de bien autour de moi, mais surtout  que  j’espère avoir fait le moins de mal possible. C’est déjà beaucoup. Merci. 
-Le tribunal va se retirer pour délibérer. 

Il n’avait plus qu’à attendre la sentence. 
La salle d’audience s’était vidée.

-S’il le faut, nous irons en appel, prononça sur un ton bourru maître Durant-Moletti.
Il montra une énorme pile de dossiers. 
-Tous les cas d’appel de la journée !
-Ce tribunal ne rend donc aucune sentence définitive ?
-Non !
- Alors à quoi bon faire des procès ?
-Demandez-leur ! 
L’avocat réfléchit un instant et regarda autour de lui.
-Dites, pendant qu’ils ne sont pas là, vous pourriez en profiter pour sortir.
-Sortir ? Je peux sortir ? 
-Dépêchez-vous ! Ne traînez pas trop quand même ! J’aperçois le président qui arrive. Ils ont changé, j’aime mieux, c’est Fabrice del Dongo. Et ne me demandez pas si c’est un descendant.
-Et vous ? Vous restez ? 
-Moi, j’attends le cas suivant. Au revoir ! 

Il sortit, regardant le public qui entrait pour une nouvelle session du tribunal.
« La vie est parfois étrange, se dit-il, quand il fut dehors. »

©  Patricius 

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