Il n’avait pas pris l’lnterstate 70*, trop lisse, trop rectiligne, mais la vieille nationale beaucoup plus accidentée. Il aimait s’insérer à grande vitesse dans les courbes, sentir l’arrière de la voiture qui chassait, corriger la trajectoire d’un coup de volant précis, enchaîner les virages sans freiner.
Il arriva à Green River, et, peut-être par défi (mais qui voulait-il défier ?) il traversa la petite ville sans ralentir, à 80*au moins. Green River, un point sur la carte de l’Utah, un grand pont suivi d’une longue ligne droite, quelques maisons au milieu du désert, de chaque côté de Main Street, large avenue vide à cette heure matinale.
C’est là qu’ils avaient commencé à le prendre en chasse. Une patrouille de flics locaux dans une vieille Crown Victoria, postés à la sortie de la ville, près de la station-service Love’s. Les deux gros cops sortaient du Subway où ils avaient acheté leurs donuts matinaux. Il avait souri quand il les avait vus courir vers leur vieille caisse et s’engouffrer avec peine à l’intérieur. Il les avait un peu attendus, la fenêtre avant ouverte pour jouir un instant des sirènes hurlantes, observant les gyrophares dans le rétro, puis les avait semés sans peine. Il avait suffi qu’il appuie un peu sur le champignon et les 150 chevaux de sa Mustang GT, muscle car* au moteur gonflé, avaient fait le reste. La lourde auto noire et blanche qui s’époumonait en vain n’était plus qu’un point dans le rétroviseur.
Il roulait vite sur les routes du désert de l’Utah. Concentré sur la conduite. Il ne jetait même pas un regard aux paysages somptueux. Il aimait conduire, il aimait rouler.
Depuis son enfance, la voiture était son élément. D’abord à l’arrière de la Corvair familiale, puis, au volant quand il fut en âge de conduire. D’abord accompagné, et enfin seul. Un jour, il y avait bien longtemps, le passager avant et la passagère arrière étaient descendus et n’étaient jamais remontés.
La route était sa vie. Rouler le jour, la nuit, sans jamais s’arrêter. Traverser les étendues sauvages, les plaines, les montagnes, en plein soleil, sous l’orage, à la lumière des phares, dans la neige des Rockies, sans rien éprouver d’autre que la route qui s’offrait à son désir. Ses amis n’aimaient pas monter avec lui. Ils avaient peur de sa conduite, de sa passion. Pour eux, la voiture servait à aller quelque part. À emmener une petite amie au drive in, draguer en parcourant lentement les rues de la ville, aller à la pêche ou en camping, trouver un coin tranquille pour boire des Bud* avec ses potes, partir en vacances à la mer. Il rétorquait qu’on ne va jamais quelque part. On va, c’est tout.
Un jour il avait pris une auto-stoppeuse. Une fille aux cheveux longs, à la longue robe à fleurs et qui portait comme tout bagage une guitare sur le dos. Elle lui avait plu dès le premier instant : elle lui avait demandé en montant dans la voiture : « Show me how to live* ». Il avait démarré en faisant hurler les pneus. Ils avaient vécu de bons moments. Elle partageait sa folie de la route. Elle était restée longtemps, ils avaient fait un bon bout de chemin ensemble, et puis, à l’arrière, il y eut deux enfants qui se chamaillaient. La route n’avait plus le même goût. Un jour, ils étaient descendus, elle et les gamins. Il était resté seul, au volant.
Il lui était encore arrivé une fois ou deux de faire monter une auto-stoppeuse, mais l’envie de solitude le reprenait. Elles aussi, elles voulaient aller quelque part, s’arrêter quelque part. Il leur disait la même chose qu’à ses amis d’autrefois, que la route est la route, il n’y avait rien à ajouter.
Et depuis il roulait, sans trêve, sans dormir ou presque, s’arrêtant parfois dans un motel miteux, se contentant de manger une part d’apple pie et de boire du café.
La situation se compliquait. Deux voitures de flics arrivaient en sens inverse, une sur chaque voie. Il les évita aisément en descendant sans ralentir dans le bas-côté poussiéreux. Le temps que les policiers réagissent, il était déjà loin.
Alors il se souvint d’un film* qu’il avait vu des années auparavant au ciné-club de la fac : le nom lui échappait mais le héros s’appelait Kowalski. Un type en voiture, une Dodge Challenger blanche, un ancien pilote de Nascar*, poursuivi par toutes les polices de l’état. Une radio locale l’accompagnait, le DJ, un noir aveugle, l’encourageait dans sa quête de liberté, dans son défi aux autorités. Dans les villes traversées, les populations l’acclamaient.
Mais, à l’égal de Kowalski, il ne cherchait pas à revendiquer sa liberté, obtenir un moment de gloire ou défier le reste du monde. Il voulait être, seulement être. Et il ne connaissait qu’un moyen pour y parvenir, roulet, rouler encore.
Puis deux motards de la police le rattrapèrent. Comme Kowalski, il les esquiva adroitement. L’un deux finit même dans les herbes du désert.
Il alluma l’autoradio : il aurait aimé entendre Roadhouse blues, la chanson des Doors qui accompagnait le héros du film :
Ah keep your eyes on the road,
Your hands upon the wheel.
Your hands upon the wheel.
Yeah, we're going to the roadhouse,
Gonna have a real good-time.
Gonna have a real good-time.
Garde tes yeux sur la route,
Tes mains sur le volant,
Ouais, on va au motel
On va passer du bon temps.
Mais lui il n’allait nulle part. Il n’avait pas d’endroit où aller. Il n’en avait pas besoin.
La radio locale diffusait, comme un clin d’œil à sa situation « I won’t back down » chanté par Tom Petty.
… I got just one life
In a world that keeps on pushin' me around
But I'll stand my ground, and I won't back down
...je n’ai qu’une seule vie
Dans un monde qui ne cherche qu’à me faire tomber
Mais je tiendrai bon, et je ne veux pas replonger
Il préférait la version de Johnny Cash, plus sombre, mais analyser les mérites comparés des deux chanteurs n’était pas de mise.
Il accéléra, dépassant les 110 mph*. Les flics qu’il apercevait un instant dans le rétroviseur s’évanouissaient dans le néant.
La radio transmettait aussi les appels de la police qui s’adressaient directement à lui : s’il écoutait, il devait stopper. On le conjurait d’arrêter cette fuite insensée. Il ne risquait presque rien, quelques amendes pour excès de vitesse, tout au plus.
Il coupa l’autoradio.
La fatigue commençait à se faire sentir. Il aurait pu sortir de la route, s’enfoncer dans le désert, et trouver un coin à l’abri des regards, dans la montagne, pour dormir un peu.
Mais, à présent, un hélicoptère volant à basse altitude le suivait.
Il se dit qu’il vieillissait, qu’il n’avait plus la résistance d’autrefois.
Il prit une pastille d’amphét. La drogue lui redonna de l’énergie. Il sentait dans son corps la voiture qui ne faisait qu’un avec lui, comme un cavalier dressant un mustang. Il eut devant les yeux l’image d’un centaure.
L’ombre de l’hélicoptère ne le quittait pas et le pilote faisait exprès de faire voler la poussière des bords de route pour gêner sa vue. Mais, il ne ralentissait pas.
La chasse dura des heures. Il allait atteindre les frontières de l’état. Ils n’avaient pas réussi à interrompre sa course effrénée, malgré les moyens employés. Il avait échappé à plusieurs barrages, pris des chemins détournés, roulé, pour esquiver les pièges, dans le désert au sol de sable ou de pierre, traversé des ravins à sec, slalomé au milieu des tumbleweeds*.
Il était heureux. Ensorcelé par le grondement de son V 8*, il fonçait sur la route vide.
Là-bas au fond, au bout de l’immense ligne droite, il savait bien qu’ils l’attendaient. Il apercevait maintenant les gyrophares bleus et rouges et la silhouette jaune du bulldozer qu’ils avaient placé au milieu de la route.
Il accéléra encore.
* Autoroute inter-état, reliant la côte est des Usa à la Californie.
*80 mph = 130 km/h
*Muscle car : voiture « musclée », voiture sportive.
*Bud : Budweiser, bière américaine.
*« Show me how to live ». “Montre-moi comment vivre. » Titre d’une chanson du groupe Audioslave (2003)
*Film : Point limite zéro, (Titre original : Vanishing point : point de fuite), de Richard Sarafian, road movie de 1971
*Nascar : Championnat américain de course automobile
*110 mph = 180 km/h
*Tumbleweed, en français « virevoltant », les grosses boules d’herbe roulantes qu’on voit dans les westerns.