Admirée, comme l’était ma maîtresse, il y a si longtemps !
Je me souviens.
Ma maîtresse déposait ses fards précieux en moi: c’est qu’elle était coquette, cette jeune femme !
Son métier l’imposait. Devenue esclave lors de la chute d’une cité lointaine, arrachée à son pays, à sa famille, vendue sur un marché, achetée par un riche trafiquant, elle avait été très vite connue dans la ville. Très belle, intelligente, raffinée, elle savait jouer de la double flûte, dansait et chantait merveilleusement. J’aimais l’entendre dans les soirées d’été, lorsque les invités se pressaient dans la demeure de l’un de ses amants. Elle m’emmenait toujours avec elle.
Les années avaient passé ; toujours aussi belle, elle avait été affranchie par son dernier maître qui l’appréciait plus que ses autres concubines. Le temps avait poursuivi sa route, encore plus cruel pour les femmes. La vieillesse. Les regrets de n’avoir pas eu d’enfants. Elle me confiait ses chagrins, parfois, le soir des jours d’hiver, en me regardant. Elle était tentée de me jeter à terre, dans une sorte de colère contre le dieu sans pitié. Mais elle renonçait toujours à son geste. Un reste d’amour pour sa vie passée ?
Cela remonte à si longtemps. Je me sens si vieille, moi aussi, infiniment veille, et on m’admire encore. Mon décor représente une scène de mariage. Un char aux beaux chevaux vient chercher la future épouse à la maison de ses parents pour l’emmener à celle de son mari. Un serviteur monte avec elle sur le char léger. Une servante tient une torche. La jeune épouse est belle, les cheveux bien lissés. Son long voile matrimonial est posé sur sa tête. Elle semble heureuse.
Les visiteurs observent attentivement la scène. Un guide commente, il parle une langue que je ne connais pas. Les visiteurs viennent de loin. Leurs visages sont si différents des nôtres, leurs yeux fins et étroits.
Parfois j’entends parler la langue que parlait ma maîtresse, mais je ne comprends pas tous les mots qu’ils utilisent. Le temps est passé sur la langue comme sur les hommes.
À la mort de ma maîtresse, après que l’on eut brûlé son corps sur le bûcher funéraire, on m’a vendue avec ses possessions. J’ai connu d’autres maîtresses, puis un jour, on m’a cachée sous la terre avec tous les objets de valeur de la maisonnée On craignait que des pillards ne s’emparent des richesses de mes nouveaux maîtres. Mais mes propriétaires ne sont jamais revenus me chercher.
J’ai passé des siècles sous la terre froide.
Un jour des hommes m’ont tirée du sol, m’ont nettoyée. Au son de leur voix, j’ai compris qu’ils étaient satisfaits de m’avoir trouvée. Souvent ces savants se réunissaient et discutaient longuement à mon propos. Ils citaient des dates et ces professeurs si sérieux avec leurs chapeaux et leurs moustaches se chamaillaient comme des gamins à propos de chiffres :
-400 avant Jésus-Christ, je vous dis !
-Vous n’y êtes pas, le voile de la mariée, le costume du serviteur, non, au moins 440 avant J-C !
-Mais regardez mieux !
-430 tout au plus !
Je n’y comprenais rien. Qui était ce Jésus-Christ dont ils parlaient ? J’étais née en moins quelque chose ! Comment pouvais-je avoir été créée en moins quelque chose ?
Ces disputes n’en finissaient pas.
Un jour ils se décidèrent : ils me placèrent dans une vitrine et établirent que j’étais une : pyxide attique du cinquième siècle avant Jésus-Christ.
Point final !
Encore ce fameux Jésus-Christ ! J’aimerais bien le connaître pour lui dire qu’avant lui des hommes vivaient sur cette terre, des hommes et des femmes aimaient et mouraient sur cette terre. Et ils n’étaient pas moins hommes que ceux d’aujourd’hui !
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Pyxide : mot grec désignant une boîte en buis utilisée le plus souvent pour ranger les fards et les bijoux. (Origine du nom : puxos, le buis, devenu buxus en latin, qui a donné buis. Les boîtes étaient en buis puis elles furent aussi faites en poterie, et décorées. Le grec pyxida a donné le latin populaire buxita origine du français boîte.