Le cirque Printania

La petite voiture peinte en vert sur laquelle on lisait, écrit en sobres lettres bleues, « Nouveau Cirque Printania » sillonnait les rues du bourg. Les badauds qui la regardaient passer s’étonnaient : une voiture de cirque peinte en vert ? On n’a jamais vu ça ! Le cirque c’est rouge, rouge comme le sang, rouge comme la vie. Et sur l’affiche, il doit y avoir des tigres féroces, des gueules de lions béantes et quelques clowns hilares ! Cette couleur verte n’annonçait rien de bon : sans doute encore  un petit cirque minable, comme il en subsiste si peu, qui parcourent les villages à la recherche d’un public campagnard facile à contenter. Mais il y avait beau temps que les campagnards avaient eux aussi perdu leur innocence, et les passants s’éloignaient, l’air renfrogné. 

Cependant, imperturbable, le conducteur de la petite voiture s’époumonait dans son porte-voix. D’un ton grandiloquent  il hurlait à la cantonade son message, dans l’indifférence générale.

« Un événement à ne pas manquer. Prochainement dans votre villageeee, dès demain mêmeeee, le cirque Printania, présentera son spectacle uniqueeeee. Un spectacle magnifiqueeee, un spectacle pour tous, petits et grands... Et comme toujours avec le cirque Printania, le spectacle est  gratuiiiiiit ! »

Ce dernier mot faisait lever la tête aux passants. « Gratuit », on ne pourra même pas dire aux gamins que c’est trop cher, qu’on n’a pas les moyens. Il va falloir se farcir les clowns stupides Patate et Chocolat, le lama dépenaillé, catarrheux et asthmatique, ainsi que les acrobates à trois sous ! Et ils regardaient d’un air encore plus renfrogné la petite voiture. D’abord, comment ils s’appellent ? Le Cirque Printania ? Des étrangers en plus. Des Espagnols ou des Ritals, plutôt des Ritals, les cirques c’est toujours des Ritals ! Zavatta, Bouglione, Fratellini, Gruss... non, pas Gruss.

Le porte-voix continuait, imperturbable. 
« Un spectacle unique, inouï, qui ne reviendra que l’an prochain. Oui, l’an prochain seulement ! Ne manquez pas cette occasion ! Ne manquez pas ce rendez-vous ! Venez nombreux ! »

La voiture tourna encore et encore dans le village. La voix insistait : « Dès demain, quittez vos occupations, oubliez votre travail, n’allez pas à l’école, et rejoignez-nous pour un spectacle inoubliable ! »
Ils ne manquaient pas d’air. Perdre une journée de travail pour aller au cirque ! Pour qui ils se prenaient, ces saltimbanques ! Et pourquoi ils n’attendaient pas le week-end ? 

Mais la voiture roulait et roulait encore dans les rues du village. Elle passa pendant toute la journée, et même le soir. Les habitants étaient à présent enfermés chez eux, cloîtrés à double tour, à regarder la télé. 

Mais l’homme au porte-voix ne se décourageait pas. « Demain le cirque Printania vous présentera le plus  magnifique des shows. Vous pourrez admirer les Papilloni et leur spectacle de voltige aérienne sans filet, et, en exclusivité dans votre village les Swallows, l’incroyable famille volante, de retour d’une longue tournée à l’autre bout du monde. Vous entendrez Herr Kuckuck, le clown farceur et son fameux cri que notre jeune public reprendra en chœur, l’orchestre où vous reconnaîtrez sans peine les trilles de notre diva, Gina Lemerle, les percussions de Monsieur Pic, les accords entêtants des Cigalini.  La délicieuse miss Flora, vous offrira ses danses envoûtantes. Virevoltant dans ses robes multicolores, elle vous enivrera de ses parfums subtils. Enfin, dès demain, oui, on me l’a assuré, dès demain, le grand, l’immense magicien, Maître Viridis, sera parmi nous, dissimulé et mystérieux derrière sa longue écharpe verte. Il s’est fait longtemps désirer, mais enfin il arrive, pour votre plaisir et par un tour dont lui seul a le secret fera disparaître son ennemi de toujours, le gris et sombre général hiver. Oui, Maître Viridis a quitté subrepticement les villes des plaines où on voulait le retenir, et, pour vous a gravi collines et montagnes. Cette nuit, il a profité de la lune pour s’avancer jusqu’aux portes de votre village, et demain, oui, demain, il  déploiera devant vos yeux émerveillés son long manteau de verdure sur le  plus humble des buissons comme le  plus altier des hêtres.»

Au matin, dans les milliers de voitures qui montaient vers la frontière, combien de conducteurs avaient remarqué que les arbres de la montagne avaient quitté leur uniforme gris hivernal pour de joyeux vêtements verts aux mille nuances ? Qui s’était arrêté pour regarder le paysage transformé en une nuit ? Je ne sais pas, mais plus nombreux furent ceux qui se plaignirent des pollens  envahissant l’habitacle de leur véhicule et leur piquant  les yeux. 

Seuls quelques enfants et quelques vieillards remercièrent le cirque Printania du spectacle qu’il leur avait offert, des premiers rayons de l’aube jusqu’au crépuscule doré.


Mais la petite voiture verte et son infatigable conducteur étaient partis pour un autre village, annoncer la bonne nouvelle. 

©  Patricius 
le 18 avril 2020