Le tableau



C’est donc elle, Lisa Gherardini ?  
Cette petite femme un peu boulotte ? 
Pas particulièrement jolie. Des épaules un peu épaisses. Comme le cou. Les mains un peu grasses. 
Pas de bijoux. C’est une femme honnête. Des vêtements sombres, peu de recherche. 
Vingt-cinq ans environ. Une femme mûre. On dit qu’elle a perdu plusieurs enfants. Mariée à quinze ans, un beau parti, paraît-il. Originaire d’une grande lignée qui a perdu son prestige. Lui, comme beaucoup dans cette ville, s’est enrichi dans la fabrication et le commerce des étoffes. Chaque famille trouvait son compte dans ce mariage. 

Une femme ordinaire, qui devrait se réjouir d’être le modèle d’un grand peintre. Et cependant elle a un petit quelque chose de triste dans le regard. 
Non, ce n’est pas exactement cela : un petit quelque chose d’impénétrable dans les yeux. 
C’est ce qui me frappe au premier abord. 

Le mari paie correctement. C’est l’essentiel. Un marchand aisé, qui cherche un peu de notoriété, cela m’arrange. Les affaires sont plutôt médiocres en ce printemps. Bien sûr, j’ai cette grosse commande en vue, ce tableau de bataille auquel tient tant le gouvernement,  mais rien de concret pour le moment. Prenons ce qui passe. Il faut bien vivre et accepter une commande alimentaire de temps en temps. Le sublime ne rime pas toujours avec le pain quotidien. 

Pour le prix fixé, on me demande donc d’être un bon exécutant pour faire un portrait banal : une fois achevé, le tableau sera accroché au mur de la belle demeure de  Ser Francesco, via della Stufa, près de San Lorenzo. On l’admirera quelque temps, puis on l’oubliera. On le mettra sous l’escalier... L’humidité aura raison de la toile, la peinture s’écaillera. Le tableau pourrira dans un coin, les descendants se demanderont qui était cette femme sans charme, puis ils jetteront le portrait au débarras. L’éternité de l’œuvre d’art n’est plus de ce monde. 

J’espère que je ne vais pas avoir  le mari sur le dos pendant que je fais les premières séances de pose. Je ne tiens pas à ce que la confection du tableau dure trop longtemps. J’ai des visites à rendre à des gens puissants, beaucoup de nobles à solliciter, si je veux être sûr d’obtenir cette commande du Grand Conseil.

D’abord, je vais installer la femme sur ce fauteuil. Les mains l’une sur l’autre. Voyons, ainsi, sur l’accoudoir. La droite posée sur la gauche qui tient le coin d’une étoffe. Le mari  sera content. 
Elle a l’air bien sage. Une bonne épouse. C’est ce qu’ils voudraient que je mette en avant dans ce portrait. 
« Portrait d’une honnête femme. » 
Mais je vais les surprendre, en la peignant de trois-quarts. Le visage pas tout à fait dans l’axe des épaules. Les pupilles de ses yeux seront dans le coin des orbites. Excentrées. 

Le mari et sa femme semblent vraiment s’aimer. D’ailleurs, s’il a désiré que je fasse le portrait de son épouse, on peut penser qu’il a de l’affection pour elle. On dit qu’il a déjà perdu deux femmes, mortes en couches.  

Je sens vraiment  de l’amour dans leurs regards. Je vais essayer de rendre perceptible cette petite lumière qui brille au fond de leurs yeux.  

Elle me fixe. 
Oui, ses yeux sont ce qu’elle a de plus beau. 
Et je ne lis pas dans son regard un désir de vaine gloire que lui attribuerait ce portrait fait par l’un des plus grands peintres de cette ville, voire d’Italie. 
Elle est une femme terrestre, qui ne revendique rien de divin ou de merveilleux. 
Une femme. 
Simplement. 
Je crois que je comprends mieux les femmes que la plupart des hommes. Parce que je me sens plus proche d’elles  que de mes semblables ? 

Je vais lui demander de sourire. Mais un sourire léger, presque insoupçonné. Un sourire qui ne gâche pas l’impression mystérieuse que ce visage d’une Florentine somme toute ordinaire ne laisse de me donner. 

C’est difficile. Elle s’applique. Elle fait un effort qui se transforme en grimace.
Elle rit. Son rire est envoûtant. Nous rions les trois. J’aime le rire des femmes et des enfants. Elle a un rire d’enfant. 
Nous reprenons. 

Je remarque qu’elle a un nez droit et assez fort.  Les sourcils sont fins, presque invisibles. C’est la mode, paraît-il, de se les épiler. Je trouve cela un peu stupide, les sourcils étant pour moi comme un cadre qui met en évidence les yeux. Une césure, séparant le front, la pensée, de la sensualité du nez ou des lèvres, le divin du terrestre.

Elle a un grand front lisse, des cheveux qu’on devine finement bouclés, sagement rangés sur le haut de la tête. J’ajouterai une mantille très légère, pour compléter la rigueur du portrait et complaire au mari. Mais ce ne sera qu’un voile. Un artifice dont nous ne serons dupes ni elle ni moi. 

Les premiers traits de crayon. Le mari reste muet. Il la couve des yeux. 
Nous travaillons longtemps. Elle se fatigue. 
Je suis satisfait. Le travail avance vite.
Je pourrai livrer le tableau dans moins d’un mois. 

Avant de partir Ser Francesco me demande ce que je vais peindre pour le fond du  portrait. Il aimerait des colonnes marquant les bords d’une fenêtre dominant la ville et ses églises, ou encore des éléments de décor rappelant sa réussite, un globe terrestre ou un sac de pièces d’or. 
Je ne sais quoi lui répondre. Je n’aime pas cette mode venue de Flandres où l’on exhibe sa richesse comme un pied de nez à la mort. 
Je lui dis seulement que je réfléchirai à sa proposition. 
Il sort mécontent. 

Je ne pus achever le portrait. La bataille d’Anghiari m’occupa, une commande du Grand Conseil, je ne pouvais surseoir, on me reprochait si souvent ma paresse !  Et travailler avec mon ami  Buonarroti  était un plaisir sans égal.

Et puis les années passèrent, je voyageai beaucoup, à Milan, à Bologne, à Rome, à Mantoue, souvent appelé comme ingénieur  pour construire des fortifications ou expérimenter des armes nouvelles. 
Plus tard encore,  je partis avec le roi de France. 
Pendant toutes ces années je ne cessai de travailler sur le portrait de Dame Lisa. 

Je composai un paysage imaginaire pour servir de décor au tableau. Des montagnes, un fleuve, un chemin ne menant nulle part. Un paysage à l’égal du mystère de son regard. 
Elle, devant, comme sur un belvédère, aérienne, au-dessus d’un paysage de pure fantaisie. 

Elle n’en sut jamais rien, mais jamais je ne cessai d’avoir devant moi le visage de l’épouse de Ser Del Giocondo.  Son sourire si particulier, qui renfermait toute la douceur et toute la douleur du monde.  
Son sourire.