Le taureau regarde d'un air incrédule le chaos qui règne autour de lui. Son ami cheval hennit de façon intolérable et il le prie de faire un peu moins de bruit.
- Mais tu ne te rends pas compte, je ne sens plus mes jambes. Que vais-je devenir si je ne peux plus courir ?
- Allez, calme toi. Tu es un animal réputé noble et tu dois te comporter comme tel. Regarde, moi je reste bien campé, toujours digne et prêt à affronter le combat. Tu sais, c'est sans doute encore une fantaisie de Pablo. Il adore faire des représentations, de personnes, d'animaux, d'une façon tout à fait loufoque, mais reconnue comme un grand art. Les yeux ne sont jamais à leur place, les bouches trop grandes, les profils déformés, certaines parties du corps exagérées. Le tout s'enchevêtre et il faut être très attentif pour démêler tout cela. C'est ce qu'il a voulu faire de nous.
- Non, non, je t'assure c'est autre chose.
Le taureau scrute la scène un peu plus attentivement. Les personnes qui prennent soin d'eux ont des attitudes bizarres. Carmen et Dolores semblent invoquer le ciel, Julia et Miguel demeurent sans réaction. Javier, la tête en avant, ressemble à un gladiateur. Des pieds, des mains, des bras, on ne sait pas à qui appartiennent ces membres disloqués, déchiquetés. Diego git à terre, inanimé, écrasé par les sabots du cheval.
Quelqu'un s'approche. C'est Pablo. On va enfin avoir quelques explications.
- Pablo, tu pourrais nous expliquer pourquoi tu nous ridiculises.
- Mes chers amis, je ne vous ridiculise pas, Vous ne faites plus partie de ce monde, mais je vais vous rendre immortels. Non seulement une guerre fratricide
terriblement meurtrière, décime notre pays, mais les Allemands ont bombardé votre village qui est complètement détruit. Mon but, démontré la cruauté de la guerre, l'absurdité de ces combats, la violence. A présent, j'ai terminé ce tableau. Je l'ai voulu imposant afin de mieux frapper les esprits. Pour l'instant, je ne peux pas vous renvoyer dans votre cher pays, démarche impossible tant que le franquisme sera présent. Vous allez faire un long voyage aux Etats Unis, et souhaite que plus tard, vous fassiez la fierté d'un Musée madrilène.
C'est alors, que d'une voix très faible, Diego demande :
- Et notre chêne centenaire, a t-il lui aussi été détruit ?
- Non, votre bel arbre symbole de la liberté est indemne et en bonne place sur la petite place de Guernica.
- Bon, je peux me rendormir tranquille.
Oui, pour l'éternité, temps pendant lequel, je désire que ce témoignage perdure.
© Jeanine, mai 2020
Guernica, peint en 1937, exposé à New-York, puis après le franquisme au Prado, avant de rejoindre le Musée de La Reine Sofia à Madrid.
(7.80 m x 3.50 m)