« Merde ! Les gardes... ! « Il eut à peine le temps de pousser cette interjection qu’il se retrouvait à genoux sur le trottoir, plié en deux, se tenant la poitrine qu’une douleur brûlante déchirait.
Ils étaient là, devant lui, sur leurs motos électriques silencieuses, les quatre cavaliers de l’apocalypse, les flics de la garde civique, pour la plupart des repris de justice à qui on avait confié la mission de faire appliquer le confinement dans les rues de la ville. Leurs combinaisons complètes et leurs casques de couleurs différentes, leurs masques en plastique blanc, les faisaient ressembler à des chevaliers antiques.
« Ramasse la balle ! » ordonna à Ali le motard au casque blanc qui tenait son LBD encore pointé sur lui.
Ali, se traînant sur les mains et les genoux, s’approcha de la balle de caoutchouc dur qui se trouvait à deux mètres de lui. Au moment où il allait la prendre, le motard rouge lui donna un violent coup de matraque.
« On peut savoir ce que tu fais dans les rues après le couvre-feu ?
-On peut savoir ce qu'un gris fait dans les rues après le couvre-feu, le corrigea le motard blanc ?
- Ne dis pas un gris, on va te taxer de racisme ! Un résident toléré de catégorie 3 ! Tu es bien un RTC 3 ? "
Ali essaya de balbutier quelque chose, mais la douleur qui le broyait était telle qu’il ne pouvait rien articuler. Il se rendit compte que dans sa chute il s’était cassé au moins deux dents et que ses lèvres étaient tuméfiées.
De toute façon, les flics n’attendaient pas de réponse. A quoi bon essayer de leur dire qu'il était né dans ce pays, comme ses parents, que son grand-père avait combattu les Nazis ? Et qu'il était dehors parce qu'il essayait désespérément de se procurer au noir des médicaments pour soulager les souffrances de sa femme ?
« Positif, demanda le motard rouge ?
-38, 2, répondit le motard vert qui tenait devant lui un télé-thermomètre.
- C’est peu. J’appelle le fourgon, demanda le policier qui avait tiré ? »
Le motard vert regarda Ali avec dégoût : « Pas la peine, il a eu son compte !
-J’appelle quand même, insista l’autre. On n’a pas encore notre quota, il vaudrait mieux qu’il tienne le coup jusqu’à ce qu’on l’emmène au Stade.
-Tu as peut-être raison intervint le dernier motard, on n’est payé que quand on ramène les contrevenants en vie. Pourvu qu’il ne nous claque pas entre les doigts ! »
Le flic noir descendit de sa moto, s’approcha d’Ali, le scruta attentivement, le fit rouler sur un côté, puis sur l’autre. Les côtes cassées par le choc de la balle faisaient gémir le malheureux à chaque mouvement.
« Il devrait s’en sortir ! »
Quelques minutes plus tard le fourgon était là. Les motards confièrent sans s’attarder leur prisonnier aux agents de police. Ceux-ci ne portaient aucune protection contre le virus. Ils étaient en première ligne, on ne leur avait rien dit des risques qu’ils couraient à transporter ainsi les personnes appréhendées dans la rue. La mortalité était forte chez eux, mais l'état n'avait pas de masques ou de gants pour les forces de l'ordre officielles. On offrait une belle prime aux plus exposés et les veuves bénéficieraient d’une pension à vie.
Les quatre motards démarrèrent dans un silence glaçant et disparurent dans la nuit comme une horde sauvage.
Ali était maintenant assis, attaché à un banc du fourgon cellulaire. Ils étaient cinq prisonniers dans le véhicule noir et blanc qui roulait lentement dans les rues désertes : un homme bien vêtu, qui tremblait de fièvre et de peur, deux clochards qui ne pouvaient justifier d’un domicile, une prostituée qui tentait tant bien que mal de dissimuler ses quintes de toux, et lui-même.
Ali qui souffrait un peu moins se mit à réfléchir sur son sort et celui de ses compagnons d’infortune. Seule la jeune femme avait une chance de s’en tirer. On lui permettrait sans doute d'exercer un métier qui contribuait à maintenir une certaine paix sociale. Le contaminé allait mourir avant d’arriver au Stade, les deux sans-abri, socialement inutiles comme disait le nouveau code civil, seraient sans doute liquidés tout de suite. Et lui-même ?
On racontait des choses stupéfiantes sur le Stade. La façon dont le tri des prisonniers était fait, restait un mystère. On disait que parfois on laissait mourir tous les arrivants d’un convoi, que, d’autres fois, même les plus atteints étaient épargnés et soignés pour servir de cobayes aux savants qui expérimentaient un vaccin. Mais on assurait aussi qu’on ne cherchait pas à vraiment à vaincre le virus car le gouvernement de la Maréchale avait tout intérêt à ce que la maladie perdure. La crise que traversait le pays lui avait permis d’arriver au pouvoir par l’élection présidentielle et depuis qu’elle était parvenue au sommet de l’état, elle mettait en place sa politique totalitaire et raciste sans la moindre contestation.
Le fourgon s’arrêta. Un agent vint ouvrir la porte arrière, détacha la prostituée, qu’il poussa sans ménagement hors du véhicule. La jeune femme eut un bref regard de compassion pour chacun des prisonniers. Ali essaya de lui sourire, mais ce fut une grimace qui se dessina sur son visage déformé.
Elle n’était pas dupe : elle s’en sortait pour l’instant, mais ne se faisait sans doute pas d’illusion sur ce qui l’attendait dans les jours prochains.
Le fourgon reprit sa route. Les deux clochards s’agitaient sur leur banc. L’effet du vin frelaté qu’ils avaient abondamment ingurgité s’estompait et ils prenaient peu à peu conscience de ce qui allait leur arriver. Une décharge électrique dans le siège les calma un peu.
Ils se regardèrent, hébétés. L’un des deux chercha maladroitement à enlacer son compagnon pour le rassurer, mais celui-ci le repoussa durement en l’insultant. On voyait que sa langue blanche et épaisse était affectée de muguet buccal. (Vous ne l'attendiez pas là, le muguet, hein ! (note de l'auteur)
Ali voyait par les fenêtres grillagées la lumière des réverbères qui dessinait des ombres sur les parois du véhicule couvertes de taches de sang, de vomi ou de toute sorte d'autres déjections humaines.
Ils sortaient de la ville à présent. Le fourgon ralentit, s’arrêta. Ali aperçut les haubans qui soutenaient le toit du stade. On entendit le conducteur plaisanter avec un gardien. Puis le véhicule repartit, fit quelques mètres et stoppa. Un flic en combinaison anti-bactérie ouvrit la porte, détacha les trois hommes encore valides, puis les fit sortir à coup de matraque en hurlant. L’homme bien habillé était mort, son corps était affaissé sur le siège.
Le stade s’ouvrait devant eux. Les gradins étaient remplis comme aux meilleurs jours des coupes d’Europe de football. Une odeur pestilentielle montait de ces milliers d’êtres humains abandonnés, qui n’attendaient que la mort dans ces conditions terribles. Deux gardes en combinaison complète faisaient le tri des prisonniers. Ils leur hurlèrent d'avancer...
-Il se réveille !
-Il a ouvert les yeux, je vous l’assure !
-Trois mois de coma ! Au bout de trois mois de coma !
-Son pouls est normal, sa respiration se calme.
-Il va s’en sortir, je vous le dis ! C’est un dur à cuire !
-Ali, tu nous entends ?
-Tu nous as fait peur !
-Cette fièvre qui ne baissait pas !
-Tu délirais, tu racontais des choses absurdes !
-Tu te voyais dans un fourgon cellulaire avec des clochards !
-Et des cavaliers sur des motos te tiraient des balles de LBD !
-Un blanc, un vert, un rouge, un noir ! On se demande où tu es allé chercher des trucs pareils !
-Mais tout ça, c’est fini !
La route serpente au milieu des champs. C’est l’été. Les cigales s’égosillent dans l’espoir d’un peu d’amour. Les insectes papillonnent au-dessus des fleurs.
La campagne est belle, éblouie de soleil. Les collines arides encadrent la vallée. La Sainte-Balme est là-bas, au fond.
-Regarde, Ali, ce champ de moisson. Et ces milliers de coquelicots qui l’ornent de taches rouge vif, comme un tableau pointilliste. On s’arrête ?
Ils marchent sur le bord du champ. Elle le tient enlacé (deuxième fois !). Il est assez faible. Il tousse encore beaucoup, et marche courbé en avant, mais il lui sourit. Il respire à pleins poumons l’air chaud et odorant.
Elle le regarde, émue et amoureuse.
Ils marchent. Elle hésite à continuer. Il insiste, intrigué par une construction au loin, aux contours déformés par l’air chaud qui monte de la terre.
« Tu n’es pas trop fatigué ?
-Qu’est-ce que c’est, ce grand bâtiment de brique abandonné ?
-Ce bâtiment ? Ici, il y a longtemps, pendant la guerre, sous ces champs de blé qui nourrissent la vie des hommes, sous le stade de foot où jouent ces gamins, il y avait un vaste camp d’internement. Il n’en reste plus que ce bâtiment à-demi en ruine. »
© Patricius G.