En cette fin d’après-midi d’Avril où les humains patientent, je m’adresse à toi, élément essentiel de nos vies Terriennes. Je ne sais pas trop en quels termes te parler, d’aucuns disent que tu es une pure invention de l’homme. Peu importe qui que tu sois, nous t’avons en tête, à la bouche, dans nos esprits, sur nos montres, nos portables, au travail, dans l’intimité, quand nous cuisinons, dans les salles d’attente, sur le programme télé, à la radio, tu intruses même notre système biologique, si tu n’es pas une invention de l’homme tu es sans doute bien placé auprès de Dieu. Ne te méprends pas je n’ai aucune animosité envers toi, je veux juste te dire ce que parfois tu nous fais vivre, comment parfois je t’éprouve. Depuis 3 semaines le monde est soumis à un dérèglement, qui pousse chacun à revoir sa copie, à se confronter à une certaine inertie pour la plupart, pour d’autres il s’agirait plutôt d’une course contre la montre, nous pourrions nommer celle-ci Corona.
Mais je vais te parler de moi, puisque les autres ce n’est pas mon affaire. Soumise à aucun rythme imposé (exception faite de quelques obligations de travail ponctuelles), je m’aperçois qu’aucune de mes journées n’est laissée à une totale improvisation. Tout d’abord tu t’imposes à moi à travers mon estomac, puisque celui-ci préfère s’en tenir à des horaires quasi réguliers. Après tout qu’est-ce qui m’empêcherait d’inverser la machine, dormir le jour, manger la nuit, dormir moins, manger plus, ou inversement ? Je te soupçonne là encore d’avoir ta part à jouer. N’aurais-tu pas poussé dans tes temps très lointains les hommes à se fixer des rites, des habitudes, des temps pour ponctuer le quotidien. Je ne sais pas qui de toi ou de la vie a émergé le premier ? La question des origines étant abyssale, revenons à mon quotidien de confinée.
Le matin, le soleil s’avance, il est là imperturbable, la vie des hommes ne l’intéressant guère, il n’en fait qu’à sa tête et je l’en remercie. S’en suit le petit déjeuner, un peu de vélo d’appartement (ça me donne bonne conscience et sans doute plus globalement me fait du bien), en arrière plan la lettre d’Augustin souvent, juste avant 9h. Ensuite invariablement ou presque quelques texto, lecture de mails, parfois en très grand nombre, parfois je les chercherais presque. Dehors la rue ne s’agite pas, les oiseaux, les chats ont conquis le quartier, et se substituent aux allées venues des passants. Je trouve un certain charme à cela. Je trouve un charme à cela. Puis l’achat d’une baguette se fait sentir, je remplis l’indispensable papier et m’aventure dans la rue principale de la ville, ma ville. Là je serais plutôt saisie d’un soupçon d’angoisse, de rares personnes, quelques masques…mais pourquoi ? L’air n’a jamais été autant respirable, une voiture parfois ose le chemin. Cette incursion citadine ne me fait pas de bien. Vite je rentre, et en plus je dois téléphoner aux familles des enfants, appeler mon amie Véronique, demain je prendrai des nouvelles d’Hélène. Et ouvrir les mails du boulot, vite je dois m’activer un peu, le temps va me manquer. Et ma mère, je l’appelle quand, en début d’après-midi, dans la soirée ? Cet après-midi j’avais projeté un peu d’écriture, avant de faire le tour des quartiers (temps imparti, une heure, distance autorisée un kilomètre). Et Mélina, ah j’ai un message, on se contacte vers 16h, quand elle sortira prendre l’air. Je respire un peu, je dois me calmer, revisiter mon emploi du temps. Je reporte le coup de fil à Véronique. En regardant autour de moi je m’aperçois que les vitres sont sales, le soleil a quelques effets indésirables. Entre 17 et 18h, peut-être j’aurai le temps ?
J’entends sur les ondes que les gens s’activent à mille choses pour faire vivre cet enfermement, faire passer le temps, il y a les musiciens, les rendez-vous des réseaux, les partages des bouts de vie des confinés. Le vide fait peur, l’absence, l’envie que le temps s’accélère, retrouver nos vies d’avant. Pourtant plus souvent que l’ennui, que je n’ai pas, je ressens une satisfaction, une certaine plénitude dans cette expérience forcée. Mais dans un temps que j’espère proche je rêve de la présence rapprochée de tous mes « contacts », le rosé deviendra un grand cru et les chips auront des vertus gastronomiques.
Alors oui avec cette parenthèse à durée indéterminée, je me raccroche à toi cher Temps pour te façonner, t’espérer, te redouter, tu restes modelable, je m’arrange parfois du fait que tu passes trop ou pas assez rapidement, je te mets même sur pause avec la télécommande lorsqu’un besoin ailleurs se fait sentir …
Toute journée gagnée est aussi celle perdue qui nous pousse vers l’inéluctable, mais combien tes minutes tes heures nous rassurent souvent, combien de nos peurs sont délayées dans ces délais fixés, sans toi, sans ta façon de marteler nos vies je crains qu’il nous serait impossible de vivre !
Après ces considérations brouillonnes il est temps pour moi de te laisse cher ami, je ne peux te quitter sans toutefois citer ces quelques vers de Boris Vian.
« Il avait eu le temps de voir, le temps de boire à ce ruisseau, le temps de porter à sa bouche, deux feuilles gorgées de soleil. Le temps d’atteindre l’autre rive, le temps de rire aux assassins, le temps de courir vers la femme
Il avait eu le temps de vivre ».
PS : Une petite faveur : Peux-tu s’il te plait faire quelque chose pour mes cheveux blancs, j’ai l’impression qu’ils ont pris un tgv, un tain vapeur me conviendrait davantage. Merci d’avance !